Billet d’humeur d’une randonneuse déconfinée...après un long délaissement…
Depuis des mois, des années dois-je dire, je me sens comme écartée de son regard. Pour bien le connaître, je le sais, son comportement n’a rien de dédaigneux. Non, il s’agit d’un évitement à l'égard de ce que je suis devenue. C’est à dire vieille et démodée.
Mise à distance de ses projets, il me reste les souvenirs du temps où je fus sienne. Je repasse en boucle les moments merveilleux que nous avons partagés. L'Italie, un peu d'Autriche, de Yougoslavie, la Suisse, l'Angleterre. Je pourrais, pendant des heures, vous conter les épisodes de certains nos périples, des drôles, des cocasses. En particulier en pleine montagne dans le Frioul, en Italie, où un violent orage nous conduisit à demander asile dans une maison de retraite à l’enseigne de la faucille et du marteau. Nous y fûmes chaleureusement accueillis, nourris et hébergés dans une ambiance tout de même quelque peu surréaliste. Mais à quoi bon revenir sur un passé qui réveille douloureusement en moi, ce qui aujourd’hui semble lui être devenu muet.
1985, époque de ma gloire...sur la route en direction de la Suisse
Ce matin encore, sans mot dire, je l’ai vu venir dans ma direction. Cependant, depuis des lustres, je le sais, il ne vient plus pour moi. Il vient chercher ma sœur. Celle à laquelle à présent il me préfère au grand dam de ce que je peux en souffrir. Il n’y a pas de jalousie dans ma remarque, mais et sans toutefois pouvoir le lui manifester, le constat de trahison me peine cruellement.
À peine sortie du gîte que nous avons en commun, c’est d’elle dont il prend soin. C’est elle qu’il bichonne. Ma tristesse n’a pas de borne quand de moi, ils s’éloignent. Quand ils s'en vont... tous les deux.
Je sais, pour avoir été sa complice pendant des décennies ce dont, elle et lui, vont me priver, même si en ce début de printemps leur course journalière ne sera pas longue. Pour en avoir été guidée pendant des années, ils vont à coup sûr prendre la direction du nord. Celle qui va les éloigner de la ville. À eux la campagne. À eux les douces odeurs de la terre fraîchement labourée. À eux les grands espaces décorés des premières fleurs de l’année. À eux les chemins muletiers absents de toute circulation automobile. Ils sauront, de mémoire, reconnaître leur itinéraire dés que l’occasion leur en offrira l’opportunité. Les Monts de Vaucluse auront alors leur faveur pour un entraînement en moyenne ascension et ce en vue de préparer leur programme d’été, où là, il s’agira de vrais cols à escalader. Vars, Izoard, le Galibier, pour ceux situés dans le Briançonnais en seront les premiers choisis. Plus tard et comme nous le faisions autrefois, ensemble, l’Iseran avec ses 2764 mètres sera leur Graal de l’année.
Le dernier test avant la grande montagne sera bien évidemment la grimpée du Géant de Provence. Elle, avec son expérience maintenant acquise le sait; qui à pu écheller le Mont Ventoux est assuré de la meilleure des préparations pour tout autre sommet à gravir.
Ils sont partis. Me voilà seule, délaissée dans ce coin de maison où la porte entrouverte laisse passer les premiers rayons de soleil d’une matinée prometteuse. Aujourd’hui, c’est la goutte qui fait déborder le vase de mes frustrations. Je n’en peux plus de leurs escapades. je suis à bout.
Étrange, il n’a pas comme il le fait habituellement, refermé la pièce de mon habitat pour me protéger de l’éventuelle indélicatesse d’un rôdeur. Oubli? ou acte délibéré d’indifférence à mon égard! Il est vrai que depuis l’arrivée de la nouvelle, je ne sers plus à rien. Des idées folles me viennent alors en tête au point de décider vouloir fuir, loin. Le plus loin possible pour ne plus avoir à subir les outrages de sa part.
Cruelle désillusion que fut alors la mienne dès l’intention de mon premier tour de roue. Pitoyable évidence que celle de constater mon impossibilité à pouvoir bouger de ma place. Mais où donc est passé mon équilibre ? Horrible sensation, je ne tiens pas debout!
Combien de temps s’est il passé pour seulement m’apercevoir aujourd’hui que sans lui... j’étais invalide...
Épilogue:
L’histoire racontera plus tard que l’homme se repentit et fit amende honorable en la réhabilitant. Trahi par la jeunette, bien moins robuste en mécanique que son aînée, voilà que l'homme se ravisa. Il fit alors à la vieille dame une grande toilette. Il huila ses jointures et ses roulements, puis à la peau de chamois fit reluire sa peinture que la poussière du temps avait soigneusement protégée. Sa fierté et son honneur retrouvés, c’est ainsi, qu’elle et lui partirent pour de nouvelles aventures. Certes moins longues et moins fringantes que celles entreprises autrefois. Dame randonneuse et son valeureux chevalier ayant depuis le jour de leurs premières amours... pris quelques tours au compteur... de l’âge.
Tiré à quatre épingles, voilà que ce matin il vient me décrocher de ma suspente. Ce jour, je vais le marquer d’une croix. De celle qui commémore les instants heureux. Premiers tours de pédales animés de façon volontaire, mais délicate. Sans doute pour me montrer une attention de respect au regard mon âge. Je veux y retenir une démarche de repentir. De pardon, peut être...
La direction qu’il me fait prendre m’étonne, jusqu’au moment où nous nous dirigeons plein sud. Je reconnais là son intention, celle à laquelle il veut me faire participer. Surprenant pour vous qui ne le connaissez pas, mais moi, je sais à présent où nous allons.
Ce que nous nous sommes dits sur ce lieu sacré, ce que nous nous sommes promis, restera notre secret. À moins qu’il me trahisse à nouveau, où la je me ferai sans doute parjure...
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Chapitre II
Rêverie…
Et si c’était vrai!
Aujourd’hui, au regard du rythme de nos sorties, des indices notables me laissent croire à un amour redevenu possible.
Bien que les prémices de notre histoire aient été évoqués lors d’un courrier précédent, je vais tout de même vous en rappeler l’essentiel, la genèse, l’historique...
1985: C’est l’année où mon maître se présenta à la maternité des randonneuses construites sur mesures. Atteint par la maladie du cyclopathe et d’un âge suffisamment mûr pour des escapades au long court, c’est à cette époque qu’il se voulut doté de la Rolls des randonneuses: c‘est à dire d’un équipage monté en 650. Modèle destiné à être équipé de tout une armada de sacoches. Compact, sa garde au sol relativement basse permet, une fois le vélo chargé, de garantir une meilleure tenue de route qu’un modèle classique. Je rappelle que les vélos de course, par exemple, sont en 700. Indication qui correspond au diamètre des roues, ce qui en fait un vélo plus haut en garde au sol...que le 650!
Arrivé en salle d’examen, par pudeur, la toise de mon futur maître put se faire sans qu’il lui soit demandé de se mettre à nu. Le passage en revue de certains points d’anatomie est semblable à celui d’une commande à passer chez un tailleur pour un costume trois pièces. En effet, les contraintes d’usage, dont certaines peuvent surprendre le nouveau venu y sont pratiquement identiques. Tout y passe... ou presque: longueur des bras, longueur des jambes, du buste, du tronc, largeur des épaules. Pour le détail, le relevé de la longueur des fémurs et celui de l’entre-jambes ne sont pas anodins. Ce dernier prête à rire à l’occasion de “touchettes” quand la jauge vient en gratifier ce dont Dame nature a doté le client à sa naissance! Plus sérieusement, cette mesure de l’entre-jambes est déterminante pour ce qu’il est convenu d’appeler la hauteur du cadre. Elle doit être précise.
Je vous passe les détails concernant le moulage afin d’obtenir une selle…fabriquée aux empreintes du cyclo!
Voilà, sommairement racontée, l’histoire concernant l’objet de ma commande passée à la maternité des cycles Valéro, à Montpellier en l’an de grâce 1985.
C’est à partir de cette époque et pendant deux décennies, que mon maître et moi fîmes équipe. Tels des amants inséparables, c’est ensemble que nous vécurent nos plus belles aventures. C’est lui qui le dit et je ne peux que le rejoindre dans ses appréciations.
Tout était bien jusqu’au jour où il me mit aux rebuts pour prendre une nouvelle commande. Autant dire un maîtresse plus jeune. C’est ainsi que dédaignée pendant des années, j’en étais arrivée à vouloir mourir de... rouille quand dernièrement et pour une raison qui pour le moment continue à m’échapper, il est venu me dépendre de ma potence... de délaissée.
Depuis, je me sens à nouveau redevenir sa complice. Sans toutefois trop nous éloigner du gîte... pour s’assurer que je suis encore capable de tenir la route, il ose des débuts d’aventure qui de jour en jour en voient leurs rayons s’agrandir.
Nous voilà partis pour un tournée plus conséquente. Mon maître le sait, après un tel sevrage, la vie d’une randonneuse doit être ménagée et ses roulements mis en précaution d’un risque de surchauffe. C’est donc à une allure de Sénateur que les kilomètres s’égrainent. Avec soin et considération, sans accélération brutale afin d’en protéger ma carcasse, mon maître me guide vers mes balades d’antan. Je me sens redevenue légère. Le bonheur, porté par nos retrouvailles, me soulage du poids qu’un désespoir alourdissait depuis des années.
Aujourd’hui, comme autrefois, sortie d'entraînement dans un esprit de cyclotouriste où la dépense physique se veut être au service de son appétit culturel. Autrement dit, les arrêts photos sont fréquents pour immortaliser les monuments historiques et les vieilles pierres, auxquelles, vous l’avez sans doute remarqué, je suis souvent...associée. Je n’en prends pas ombrage, son humour ne se veut que taquin. L’homme n’est pas méchant. Je sais également l’octogénaire conscient de ne plus être de première jeunesse. C’est là, sa façon, son clin d'œil de m’associer à cet état de plénitude que la vie nous offre... à nouveau.
Je suis heureuse de redevenir présente dans sa vie de cycliste, dans les reportages qu’il en fait. Le choix de vouloir me montrer à ses lecteurs me rend fière et me rassure pour un avenir que je sens prometteur.
Je retrouve enfin mon binôme, car sans lui, je n’étais qu’une nature morte. Ceci dit, sans moi, Mon Seigneur en serait à randonner...à pied!
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