Les décennies qui depuis lui ont apporté des cheveux blancs, n’ont pas réussi à effacer de sa mémoire le souvenir du chemin qui la mena à sa nouvelle maison. Les pierres de son revêtement lui meurtrissaient les pieds à chaque pas, les semelles usées de ses chaussures ne lui assurant plus depuis longtemps une marche confortable.
C’était un soir d’automne de 1918, peu avant la Toussaint. La nuit s’annonçait de bonne heure. De grands arbres projetaient sur le sentier des ombres menaçantes. Leurs ramures rendues squelettiques par les premiers frimas, dessinaient sur le sol des formes bizarres. Ces silhouettes fantomatiques ajoutaient une raison supplémentaire à l’inquiétude qui tourmentait la fillette. Une brume humide s’élevait au dessus des Lonnes. Le vent qui la poussait en rafales s’infiltrait par gouttelettes à travers sa tenue de coton aux couleurs délavées. Elle ne pouvait retenir les convulsions qui la faisait trembler. La peur et le froid ralentissaient sa marche. Décidément, rien n’était fait pour lui apporter un apaisement secourable. De surcroît, pas une parole pour lui expliquer cette sortie inhabituelle et tardive. Elle avait, à plusieurs reprises tenté de poser des questions au sujet d’un sac que sa mère portait sur l’épaule et dans lequel elle lui avait vu entasser quelques uns de ses vêtements. Sourde aux suppliques de l’enfant, les lèvres serrées, rien ne sortait de la bouche de cette femme dont ni les yeux, ni le cœur ne laissaient paraître un quelconque trouble, le semblant d’une émotion.
Elle était traînée par sa mère à une allure qui l’obligeait à courir. Sa main lui serrait fort, très fort la sienne, comme si elle craignait que l’enfant tente d’échapper au destin qu’elle lui réservait. Elle ne lui parlait pas. Son regard ne trahissait rien de particulier. Il était celui des jours ordinaires. Celui des femmes se défendant de montrer les sentiments qui les habitent. Celui dont la tendresse ou les remords n’ont pas trouvé de place dans un cœur durci par les mauvais coups du sort. La pauvreté, les hommes en qui elles ont cru et qui lâchement les ont abandonné sont largement responsables de leur tragédie. Le travail harassant et la maltraitance de certains patrons ont fini d’anéantir en elles tout sentiment d’humanité. Henriette est l’une de ces femmes, l’une parmi tant d’autres pour qui le soleil s’est levé à l’envers.
Le bout du chemin conduisait à une petite ferme dont les abords, abrités des premières gelées étaient encore fleuris de quelques marguerites blanches et de dahlias pourpres. Récemment repeints, des volets d’un bleu charrette donnaient fière allure à sa façade ocre, comme il s’en rencontre dans les campagnes de Provence.
Sans doute alerté par les pas qui crissaient sur le revêtement granuleux de l’allée, sans aboyer ce qui rassura l’enfant, un chien vint à leur rencontre. Il précédait une dame plutôt jeune en comparaison de l’apparence que donnait sa mère. Sans solennité particulière, la femme et l’enfant furent priés de s’avancer en direction de la porte d’entrée.
La dame qui les accueille jette un regard de compassion sur la fillette. Aucun mot ne lui est prononcé. Rien venant l’informer sur cette visite inattendue ne lui sera dit. Alors, se tournant désespérément vers sa mère, elle tente pour la énième fois d’obtenir une réponse à ce questionnement qu’elle n’a de cesse de répéter. Quoique innocente pour comprendre ce qui se tramait, à entendre son prénom répété à plusieurs reprises, il ne lui fut pas difficile de saisir qu’elle était de toute évidence leur sujet de conversation. Pourquoi parlait-on d’elle? Pourquoi, régulièrement en réaction à certains mots prononcés, la dame lui portait elle attention ?.
Dans un coin sombre de la pièce, quelqu'un de silencieux assiste à la discussion. Bien que la personne soit restée immobile, par instinct, par une intuition mystérieuse, par besoin de vouloir trouver une rencontre secourable, la fillette finit par croiser le visage de celle qui la regardait. Il ne s’agissait pas d’une enfant, elle était grande, bien plus grande qu’elle. Elle était la fille de la maison. Augustine, visiblement attendait cette visite et en connaissait le dessein.
Rose, a aujourd’hui 96 ans. Elle est assise à la table face à moi devant son bol de café au lait. Les années et un début d’existence difficile ne lui ont pas fait courber le dos ni perdre son affabilité. Seule sa démarche, dont la cadence est ralentie, trahit ce que sa fierté voudrait cacher. Elle est restée distinguée et présente une fière allure. Il lui reste encore, entre autres préoccupations, le souci de vouloir donner de sa personne une image qui lui fasse honneur. Si sa mémoire immédiate lui fait aujourd’hui quelque peu défaut, celle des temps anciens n’est en rien altérée. Pas plus d’ailleurs, que ne l’est son aplomb à me reprendre si par maladresse, je manifeste des doutes sur ce qu'elle révèle de son passé.
Ce matin elle me raconte son arrivée chez les Berlandier ce jour d’automne. Elle se souvient d’Augustine, qui ce soir là, sans qui lui en fut donné l’ordre s’approcha d’elle et lui prit la main.
Cette main était douce et tenait délicatement la sienne. Elle l’entraîna en direction d’un corridor. Une lumière logée dans un cercle de dentelle pendu au plafond éclairait ce qui était un long couloir. La fille parlait d’une voix sucrée. Sans doute tentait-elle de rassurer l’enfant mais ses paroles se refusaient à son écoute. Elle vivait une situation qu’elle ne comprenait pas et pourtant elle suivait sans inquiétude celle qui lui était encore étrangère à peine quelques instants auparavant. Elles rentrèrent dans une pièce joliment décorée. Elle sera leur chambre commune pour ce que va durer ce temps dont Rose se souvient.
A partir de ce jour Augustine fut sa grande sœur, et sa mère qu’elle appela maman, lui rappellent des jours enfin heureux et les souvenirs d’un amour dont elle découvrait la douceur.
Ce soir là aucun au revoir, aucune marque, aucun signe de la part d’Henriette qui reprit le chemin du retour, sans embrassade et toujours sans explication.
Au petit matin des bruits de pas sur le plancher firent s’ouvrir les yeux de la petite fille. Inhabituel réveil pour elle. Deux bras charitables tendus vers son lit l’invitaient à venir se blottir pour un moment de tendresse.
Que d’émotion pour Rose dont la mémoire la ramène dans ce qui fut ses débuts de vie. Elle en refait le chemin le regard baissé, les yeux rivés sur un livre fantôme et dans lequel elle donne l’impression d’en lire son histoire.
-Au fil du temps, dit elle, j’en oubliais les tourments qui m’accompagnèrent tout au long du trajet me conduisant à cette maison. L’affection que me porta Augustine fit rapidement écran aux souvenirs douloureux d’une rupture sans nom. D’ailleurs, rapidement je me mis à redouter le retour de ma mère qui viendrait me reprendre pour me mener je ne sais où, loin de celles qui étaient devenues désormais ma famille.
Aujourd'hui, Rose dit garder de cet abandon le meilleur de ses souvenirs d’enfance. Elle ne peut cependant toujours pas comprendre la dureté de cette mère dont elle dit qu’elle n’en fut jamais aimée.
La mère de la petite Rose n’avait pas échappé à la rigueur de la guerre et à ses conséquences. Un accident venait de lui enlever son homme, simple ouvrier mais dont le salaire, aujourd’hui, lui faisait défaut. Aucun secours sur lequel compter pour lui venir en aide. Elle était laissée à la dure réalité de son impuissance. De son incapacité a pouvoir faire face à son plus élémentaire des devoirs. Comme tous les enfants, Rose demandait une surveillance de tous les instants et sa mère n’était plus disponible. Il lui fallait à présent travailler bien au delà des quelques heures de ménage qu’elle faisait habituellement dans son quartier. Le temps à consacrer à sa fille s’en est trouvé rogné au point de devoir prendre une décision quelle ne pouvait avouer.
Si elle avait, jusqu’à présent pu en repousser l’échéance, une offre providentielle de la part d’une famille riche des alentours d’Avignon l’obligeait à se séparer de Rose. Revenant d’un voyage lointain où elle avait contracté une maladie grave, l’épouse de ce commerçant ne pouvait plus allaiter son nourrisson. Henriette ne pouvant fournir du lait pour deux, l’abandon de sa propre fille lui fut imposé par ses nouveaux patrons. En effet, il lui fut clairement dit qu’ils ne voulaient pas de son enfant.
Encore aujourd’hui, choix impardonnable pour Rose. Inacceptable pour elle d’avoir été privée du lait de sa mère au profit d’un enfant étranger. Certes elle le dit autrement, certains mots l’étouffant au point de ne pouvoir les exprimer. Malgré les décennies qui se sont écoulées, elle ne peut toujours pas faire la part des choses et le temps n’a toujours rien effacer de sa douleur.
Pour Rose, en cette année 2011, tous les jours qu’elle voit se lever sont accueillis comme un cadeau que lui offre, celui, qui sans le nommer, se doit de patienter avant que n’arrive le temps des éternités. Avant même de s'asseoir à table pour y prendre son petit déjeuner, elle s’approche de la fenêtre de la cuisine et fait l’éloge du bonheur qu’elle éprouve à découvrir ce qu’elle appelle son jour de plus. Dans un rituel, un salut qu’elle semble vouloir adresser à la vie, elle s’émerveille à voir les oiseaux, les tourterelles venir manger les miettes de pain qu’elle a jeté la veille pour eux dans le jardin. L’ambiance de sa journée semble dépendre de cette visite que ces volatiles lui devraient.
Dès le lever, elle parle comme pour rappeler sa présence, mais également et sans doute, pour s’assurer de ses restants de mémoires. Au début de son arrivée dans la maison que nous partageons suite à quelques problèmes d'autonomie, se tournant vers moi pour une invitation à l’écouter, elle me récitait selon son humeur les vers d’une poésie anciennement apprise. D’une voix fluette, enfantine, les paroles d’un texte que je découvrais s’enchaînent sans hésitation. Bien articulés, le ton mélodieux comme le voulait certainement sa maîtresse d’école, le regard porté en direction des volatiles, elle déclame:
-Viens petit oiseau, vois la cage que j’ai préparé pour toi, l’hiver va arriver et tu vas avoir froid.
Pour la répartie, elle prenait alors et dans l’instant qui suivait, le rôle de l’oiseau. D’un son de voix qu’elle pinçait, la tête légèrement inclinée en signe d’allégeance et de remerciements, elle se répondait à elle même d’un ton affable mais ferme.
-Mon humble nid me sied bien mieux que ta cage pourtant jolie. Ma liberté vaut bien mieux qu'une attention polie.
Ensuite, sans transition, lentement elle allait s’asseoir. Par des gestes appuyés, une tartine à la main avec laquelle elle ponctuait certains mots, elle partait alors dans ses souvenirs.
A l’écoute d’un monologue, marqué par endroit d’un ton empreint de tristesse, elle me fait visiter son passé. De façon récurrente, elle évoque celui de ce soir fin octobre où sa mère, sans aucune marque de tendresse, sans explication, la laissa à celle qui pour un temps allait devenir sa nourrice.
Il ne m’est plus nécessaire, depuis longtemps, de mettre en route un questionnement approprié pour la voir repartir dans son monde, celui de sa jeunesse.
Quotidiennement, dès levée, après quelques politesses échangées, après s’être assurée que les moineaux et autres mésanges font honneur à leur pitance, tout naturellement commence un nouveau récit. Certains d’entre eux sont des redites, soit pour en marteler l’importance qu’ils ont représentés pour elle, sans doute également par défaut de mémoire. Alors, s’apercevant d’un sourire que j’ai quelquefois du mal à cacher, elle s’interrompt.
-J’ai compris dit elle, je suis encore dans la répépille.
Par le biais d’une pirouette linguistique dont elle seule en connaît la signification, elle trouve une liaison qui la fait rebondir sur un enchaînement d’anecdotes qui veut faire oublier son lapsus. A ces occasions, ses yeux bleus trahissent un sentiment de gène qui me fait culpabiliser. Elle s’en prend à sa fichue mémoire qui lui joue à présent des tours pendables.
-Il fait mauvais se faire vieux, auquel elle s’empresse d’ajouter avec malice .
- Mais après tout, ne vient pas vieux qui veut !
Des commentaires originaux s’en suivent sur les conséquences que lui cause son âge mais dont elle veut en avoir oublié l’addition. En effet, si elle peut me donner sans hésiter sa date de naissance, elle se refuse à croire comme étant correct le résultat de l’opération que je lui donne pour le déterminer.
Le détail n’est sans doute pas sans importance pour elle mais il m’interpelle au delà du fait de la coquetterie. A la voir rebondir par ailleurs dans un discours qui parait à propos et fort cohérent, je me demande ce que signifie cette négation dont elle sait assurément que je n’en suis pas dupe. La fierté qui la caractérise encore aujourd’hui l’amène sans doute à vouloir me montrer qu’elle veut rester maîtresse de cette horloge qui veut lui compter le temps. La logique impitoyable de l’arithmétique deviendrait elle imperméable à sa volonté au point de vouloir en contester la brutalité des chiffres ?.
Rose aujourd’hui ne compte plus selon la règle établie, peu importe. Elle s’en tient à apprécier les jours qu’elle voit se lever et les visites d’affection que lui apportent sa famille .
Si la traversée de certains épisodes de sa vie lui fut douloureuse. Si par besoin d’en révéler son histoire elle veut que l’on sache la souffrance qui fut la sienne sur ce chemin dont elle ignorait le bout, elle sait en tourner la page. Elle reste habitée d’ivresse. De celle qui nourrit d’espoir le cœur de ces femmes qui ont su garder le meilleur pour gage d’avenir.
* Histoire publiée en mai 2015, dans un livre comportant 7 récits, sous le même titre que cet article.