Quand la raison vous échappe....
-Ventoux que j'ai toujours aimé, roi de tout le Midi, je viendrai près de toi vivre mes derniers jours.
Cent fois le Mont-Ventoux à bicyclette, cent fois cette bosse mythique, cette étrangetée de la nature s’élevant en pleine campagne. En effet, étrange est ce promontoire, qui voulant sans doute se singulariser s’est un beau jour coupé le cordon ombilical qui le reliait aux Alpes. Très souvent cerclé d’une couronne de nuages blancs, tel un fantôme planant au dessus des plaines de Vaucluse, il semble vouloir impressionner quiconque voulant le défier.
Pari pris à la cantonade lors de l’une de nos sorties de club, mais suffisamment audible pour les camarades présents ce jour là à mes cotés et qui depuis me rappelaient régulièrement à ma promesse. C’était un matin de juillet, au début des années 80. Quelle mouche me piqua ce jour là pour que tout haut et malgré moi, peut être, je fis cette promesse un peu folle de vouloir grimper à cent reprises sa pente qui conduit à l’amas de cailloux qui en coiffe son dôme.
Quelle raison m’a poussé à vouloir atteindre un but dont l’objectif visé reste encore pour moi mal défini. Quête d’un besoin particulier ou simple challenge personnel à relever ? Je ne sais toujours pas y répondre avec précision et certitude tant il est vrai qu'il y a des raisons que la raison ignore.
Depuis ce temps et au bon vouloir de ma forme plusieurs fois par an je m’emploie à honorer cet engagement pour le moins étrange.
C’est chose faite depuis trois saisons déjà, où accompagné à vélo par quelques collègues amoureux de la dénivelée, encouragé par mon épouse, nos enfants et nos petits enfants, j’ai réalisé ma centième.
Ma toute première ascension du Mont-Ventoux remonte quant à elle à 1961. Ascension réalisée sur un vélo bricolé par mon ami René qui avait réussi à souder un second plateau de 44 dents sur un pédalier en ferraille. Cet ami sera mon compagnon de route pour ce baptême. Son expérience et ses encouragements me seront précieux tout au long du trajet.
L’engin que je montais, un Souvet, accusait un poids avoisinant les 14 kilos. A l’époque, cette maison de la cité des Papes construisait toutes sortes de cycles. Certes, elle avait dans sa gamme de beaux vélos, mais le mien était de série très ordinaire, autant dire à la hauteur de mes moyens. Il était rouge. Ses performances laissaient à désirer et son freinage approximatif m’a fait prendre des risques dans la descente. Quant au confort, il était loin de celui de nos mécaniques d’aujourd’hui.
Nous sommes partis un dimanche en début d’après midi sous une chaleur dépassant les 35 degrés. Quoique habitué aux températures élevées, j’étais rentré depuis peu du Sahara Algérien où j’y accomplissais ce qui m’avait été dicté comme un devoir. Cependant je me souviens de cette température caniculaire qui a bien failli me faire renoncer avant même d’arriver au pied du fameux obstacle.
Nous n’avions pas de voiture pour avancer nos vélos et c’est de Rognonas, un village des Bouches du Rhône frontalier d’Avignon qu’a démarré notre périple. Le cuissard et un maillot de taille approximative m’avaient été prêtés par mon frère aîné, cycliste avant moi. Les poches garnies d’une série de petits sandwiches, un bidon rempli d’eau mentholée composaient le ravitaillement de survie au cas où !!!!!
Le Pont qui enjambe la Durance à la sortie de Rognonas nous a fait entrer en territoire vauclusien. S’en sont suivis des kilomètres sur des routes plates et languissantes. Monteux et Carpentras étaient à traverser avant de voir le panneau qui annonce Bedoin. Quarante huit kilomètres étaient déjà parcourus. Dix pour cent de moyenne sur 21 kilomètres restaient à gravir sous un grésillas à faire cuire des œufs au soleil. Mon étonnement, bien avant d’attaquer le plat de résistance fut de constater que je découvrais des villages, des campagnes qui m’étaient inconnues, et pourtant nous n’étions qu'à quelques dizaines de lieux de la maison où j’habitais.
De la centaine d’ascensions que j’ai à mon actif (un peu plus aujourd’hui) je me rappelle de cette première. Si, depuis le souvenir de ce qui reste un grand jour l’emporte, c’est la souffrance qui en est la symptomatique. En effet elle reste indissociable, inséparable de cette réussite et des émotions qu’elle à générées. Combien de fois ai-je voulu tourner le guidon vers la descente alors que les muscles de mes jambes me brûlaient jusqu’au feu ? Combien de fois ai-je dû me faire violence pour faire la centaine de mètres de plus avant de m’autoriser à poser pied à terre. Combien de fois ai-je dû repousser et encore repousser cette promesse pour enfin arriver au sommet sans m’arrêter. J’y suis parvenu grâce à l’assistance de mon ami René, grâce à ce grain de folie qui fait se dépasser au-delà de la douleur. Au-delà de la raison parfois.
Le retour se fit dans l’euphorie jusqu’à ce que la fatigue l’emporte sur tout ce qui fut beau. En effet, à l’approche du terme des 140 kilomètres qui bouclaient le parcours, alors que la nuit était tombée depuis un bout de temps, je me suis endormi sur le vélo. Surprenante conduite certes, mais pas moins vraie pour autant. A plusieurs reprises j’ai sombré dans une espèce de nébuleuse, quelques fractions de seconde seulement, mais suffisamment longtemps pour sursauter à mes retours de conscience.
C’était mon premier Ventoux.
Dans le même style de ''débordement'', Je veux rappeler une anecdote qui, à l’époque, avait surpris ma jeune épouse et sa maman. Je rentrais d’un brevet de 200 kilomètres que j’avais effectué en prenant la roue d’un tandem. L’allure avait été sévère et j’étais arrivé à la maison cuit au point de vouloir m’allonger sur le tapis de la salle à manger pour me décontracter un peu avant le repas. Ma belle mère passant par là fut affolée de me voir ainsi couché et m’entendre respirer d’un accent, disons sonore !!!!!!C’est tout penaud et quelque peu vexé que je m’éveillai sous le regard moqueur des deux dames.
Le Mont-Ventoux : Un peu d’histoire,
Construction du premier observatoire ( début 1900 )
Le premier récit qui soit donné de lire sur les débuts de la conquête du Mont-Ventoux par un homme, à pied, cela va de soi pour l’époque, remonte au quatorzième siècle. Il est l’œuvre du poète italien Pétrarque daté du 9 Mai 1336 du village de Malaucène.
François Pétrarque, accompagné de son jeune frère et de deux serviteurs fait état de cette de cette ‘’promenade’’ avec lyrisme et moultes anecdotes dans un courrier adressé au Père Denis, son professeur d’écritures sacrées alors qu'il était son élève au collège de Carpentras. Certes, et bien longtemps avant, les chasseurs et les bergers en connaissaient certainement son sommet mais ces hommes, sans doute illettrés, n’en ont jamais laissé de trace. Il faudra, après Pétrarque, attendre près de trois siècles pour retrouver des signatures relatant d’expéditions conduites dans le Ventoux.
Fontaine de la Grave, au dessus du chalet Reynard ( début 1900 )
C’est début 1700 que le Père Jean-Antoine de Laval établit le premier relevé en altitude de son sommet qu'il note à 2027 mètres. A ce jour il est placé à 1912 mètres alors que certains panneaux l'affichent à 1910 mètres....
Ensuite nombre de scientifiques, des climatologues, des cartographes, le botaniste Henri Fabre en parcourront ses sentiers. Le Ventoux devient également un objet de convoitise et de prestige que les artistes et les intellectuels de la région voudront épingler à leur nom. En 1857, Frédéric Mistral le grimpa en Compagnie de son ami Théodore Aubanel, imprimeur et poète provençal et du Peintre avignonnais Pierre Grivolas
En ces temps, le Mont-Ventoux est présenté encore comme un lieu hostile. La neige y est éternelle en son sommet, des vents d’une force herculéenne sont capables de coucher les hommes les plus forts. Au dessus du niveau du col des Tempêtes aucun arbre ne résiste à la violence de son climat. Seule une végétation rase, la même que l’on trouve dans les solitudes glacées du Groënland et du Cap Nord arrive à y survivre. Le Ventoux est habité par les loups jusqu’à la fin du dix neuvième siècle.
Sa première grimpée à vélocipède date d’août 1900. Une quarantaine d’hommes préalablement inscrits pour relever le challenge se lancent de la place des Quinconces de Carpentras équipé d’un pignon fixe développant 4 mètres cinquante au tour de pédale, les puristes apprécieront. Trois seulement arriveront au sommet.
Dans le domaine de la difficulté, le plus grand exploit sportif jamais dépassé à ce jour dans le Ventoux est, selon moi, a attribuer à Julien Bouteille, professeur de mathématiques de son état. En 1962, cet homme se hissa à son sommet en 1 heure 54 minutes et 35 secondes sur un vélo…..dépourvu de selle.
Outre la prouesse d’avoir dû rester droit sur les pédales durant tout ce temps d’effort, à peine arrivé au terme de son ascension, il redescendit en courant pour donner une conférence de presse à la fontaine du Groseau où l’attendait un public médusé par son exploit. J’allais oublier de préciser que le jeune homme avait….70 ans.
Informations tirées du livre '' Le Mont-Ventoux '' de Georges Brun. Éditions '' Le nombre d'Or '' Carpentras 1977.
Pour ma centième, le choix du versant nord s’est joué à pile ou face. Tirage au sort pour ne pas être suspecté de l’avoir choisi en fonction d’une quelconque préférence. A moins que ça ne soit par superstition ! La montagne est susceptible, parfois capricieuse, alors pour cette journée toutes les précautions étaient bonnes à prendre !
Au sommet, avec ma randonneuse en 650 de chez Valéro.
Mauvaise pioche pour moi car je dois avouer que le côté ‘’ Malaucène ‘’ m’a toujours posé des problèmes à cause des fréquents changements de rythme qu’imposent la pente. Je suis ( disons que j’étais ) un grimpeur au train et je ne craignais pas de ‘’mouliner’’. La route du flanc nord, précisément, est tracé de telle sorte qu'il y a des paliers roulants qui alternent avec des déclivités dépassant les onze pour cent sur plusieurs kilomètres. Ces changements en perturbent la cadence cardiaque ce qui pour des raisons que j’ignore ne m’a jamais convenu. La montée sud, que je préfère, est pratiquement régulière à partir du virage de Saint Estève et ce jusqu’au chalet Reynard. Léger replat avant le chalet, puis un final à pente constante, qui toutefois s’aggrave à partir de la stèle à la mémoire de Tom Simpson pour ne plus se démentir jusqu’au sommet.
La température était idéale, quoique un peu fraîche au départ. Chacun pour soi dans cette ascension, pas de record à battre, pas de compte à régler si ce n’est celui de mettre le mot fin sur le texte symbolique d’un engagement vieux de vingt ans.
Sans l’avoir clairement manifesté, je souhaitais pouvoir grimper dans ma bulle. Si je goûtais au plaisir de me savoir précédé ou suivi par ma famille et certains de mes amis, au fond de moi je désirais vivre ce moment d’exception dans un silence propice à mes divagations. Si, à certains passages j’ai eu le bonheur d’être poussé par les encouragements des miens, le rassemblement général, quant à lui, était prévu au sommet. Il sera alors temps d’y développer les commentaires autour de la table retenue, pour l’occasion, au chalet Liotard du Mont Serein.
Le temps ou je m’employais à fond pour ne pas lâcher coûte que coûte les roues des collègues est dépassé depuis belle lurette. L’âge et l’expérience en ayant depuis nourri la raison. L’esprit et la pensée sont ailleurs. Ma première grimpée dans les années soixante sur un vélo aux braquets trop courts refait surface. Son terme conclu à l’arrachée, les dents serrées pour ne pas poser pied à terre sont là pour me rappeler au devoir que je me suis donné de remplir et qui entraînera la fermeture du carnet comptable du cumul de mes ascensions.
Le Ventoux est un os qui au fil des saisons m’est devenu de plus en plus long à ronger au point de penser qu'il a pris de l’altitude ou que sa route s’est étirée !!!. Des cols j’en ai franchi plus de mille, mais aucun n’impose un effort aussi constant sur un kilométrage aussi long. Je peux vous parler du Stelvio, des Dolomites, du Simplon et du splûgenpass et puis des Alpes Françaises avec Restefond et la cime de la Bonnette perchée à 2802 mètres, Le Galibier, L’Iseran. Le Tourmalet et sa succession de cols pour rallier Pau à Luchon, raid cyclo-montagnard que j’ai accompli début quatre vingt dix. Aucun d’entre eux, aussi prestigieux soient-ils, ne peut être comparé au Mont-Ventoux. Après réflexion, le col de La Lombarde, versant Italien lui serait approchant dans ses pourcentages et sa distance, mais le cadre exceptionnel de verdure, de fleurs et de cours d’eau qui accompagnent les cyclistes en adoucit la difficulté.
Les prairies du Mont-Serein
Au fil des kilomètres et de mon parcours, une foule d’événements de tous ordres m’accompagnent dans ce final au point de me sentir entouré d’un flot d’amis, de copains avec lesquels j’ai partagé la route des années durant. C’est là, sans transition de ce qui étaient l’émergence de moments heureux que subitement l’émotion me gagne. Il me revient en mémoire le souvenir de Gilles, l’un de mes camarades de club.
C’était hier….
A l’occasion de l’ascension annuelle de notre Everest à nous, sortie rituelle de l’association auprès de laquelle je suis licencié, il m’avait été accordé, en qualité de doyen de l’expédition le privilège de partir une heure avant les jeunes. L’avance qui m’avait été consentie devait en principe me permettre d’être à l’approche du sommet au moment où devait se produire la jonction.
Arrivé au dessus du Mont Serein, là ou plus rien ne fait abri, là où la pente raide vous amène à pédaler en bout de selle, le peloton des costauds me double bien avant l’endroit où il était prévu que nous nous rencontrions. Les mots d’encouragement se succèdent à la cadence des copains qui me dépassent. Gilles était l’un des leurs. Il fermait la route. Un terrible coup de pompe, une fatigue prématurée, une fringale sans doute,
m’avaient obligé à mettre tout à gauche. Je n’avançais pas. J’étais à la ramasse. La facilité avec laquelle montait le groupe entama jusqu’à la corde ce qui me restait de volonté. Mon regard, que Gilles croisa alors, ne put trahir la peine que j’avais à maintenir ce qu’il faut de vitesse pour ne pas tomber. Attentif aux autres comme il a toujours su l’être, il s’est laissé décrocher de ses compagnons pour venir prendre le vent contre lequel mes forces s’épuisaient. J’aurai voulu lui dire de filer avec les autres et pourtant je ne l’ai pas fait. Lui, ne m’a pas tenu de discours, il est venu se ranger devant moi, attentif à ce que je puisse le suivre. Qu'il me fut doux et combien émouvant de me savoir le sujet d’attention de ce jeune ami. Cette fin d’ascension que je redoutais comme un supplice me devint tout à coup empreinte d’un sentiment de confort. Ma souffrance venait de trouver un autre sens. Je lui avais trouvé une nouvelle motivation.
Ce fut sa dernière ascension à Gilles. La maladie ayant eu, peu après cet épisode, raison de son courage.
Le Mont-Ventoux vu du col de Fontaube.
Gilles, cette centième je te la dédie. C’est aussi un peu la tienne, car à partir du souvenir que je viens d’évoquer, ce jour là, route faisant, je n’ai plus été seul. Par la pensée, par le sentiment d’affection que je garde de toi, je me sentais accompagné. Je voulais croire que le vent charitable qui me poussait vers le sommet était porteur de ton salut.
Moment bizarre, union de sentiments confus qui envahissent l’être qui ne sait comment les accueillir, qui ne sait s’il doit les faire partager.
Le repas fut joyeux. Les commentaires nourris de la foule d’anecdotes qui fleurissent le carnet de route des cyclos n’ont pas manqué de saveur.
Moment précieux que celui de se savoir entouré. Moment de félicité intense de voir sauter sur ses genoux ses petit enfants dont on espère pour eux le meilleur. J’ai eu l’occasion de leur parler et d’écrire pour eux ma définition de ce que j’appelle mes petits bonheurs. Cette journée leur en a illustré l’un des aspects. Un vélo et une compagnie de choix m’ont en effet permis d’en vivre l’un de ces épisodes où la simplicité n’enlève rien à la grandeur de son souvenir.
Mon trophée offert par les membres du club d'Althen des Paluds.